L’arrêt Bordas du 12 mars 1985 [Explication]

Par Maxime Bizeau, Avocat de formation, diplômé de l'école d'avocats du Barreau de Paris

arrêt Bordas

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L'arrêt Bordas (Cass. Com., 12 mars 1985, n° 84-17.163) est un arrêt de principe du droit commercial, qui a consacré un droit patrimonial de la société sur sa dénomination sociale. Spécifiquement, la dénomination sociale peut inclure le nom d'un associé. Dans ce cas, ce nom devient le nom de la société qui est en droit de le conserver même si l'associé porteur du nom cesse d'appartenir à la société.



Les faits et la procédure

M. Pierre Bordas était associé et Président-Directeur Général de la société "Editions Bordas", une société reconnue dans le domaine de l'édition scolaire et universitaire.

En 1977, suite à un différend avec le conseil d'administration, M. Pierre Bordas démissionna de ses fonctions de Président-Directeur Général des Editions Bordas.

En 1978, il créa une nouvelle société dans l'édition dénommée "Pierre Bordas et fils".

En 1982, il assigna les Editions Bordas en justice afin qu'il leur soit interdit d'utiliser le nom "Bordas" dans la dénomination sociale et en tant que nom commercial.

Dans un arrêt du 8 novembre 1984, la cour d'appel de Paris fit droit à la demande de M. Pierre Bordas. Sur le fondement du principe d'inaliénabilité et d'imprescriptibilité du nom patronymique (l'expression de "nom patronymique" est une expression aujourd'hui supprimée, qui désigne le nom de famille), la cour d'appel a considéré que l'incorporation du nom "Bordas" dans la dénomination sociale ne pouvait s'analyser que comme une simple tolérance à laquelle M. Bordas pouvait mettre fin sans pour autant commettre un abus dès lors qu'il justifiait de justes motifs. A ce titre, la cour d'appel a interdit à la société "Éditions Bordas" d'utiliser le nom "Bordas" dans sa dénomination sociale et lui a enjoint de cesser toute utilisation de ce nom comme nom commercial.

Il convient de rappeler que la dénomination sociale désigne le nom de la société, tandis que le nom commercial est l’appellation sous laquelle l'entreprise exerce son activité (il s'agit du nom qui va être visible pour le grand public). On remarque que la cour d'appel réserve le même sort à la dénomination sociale et au nom commercial, ce qui est logique car en l'espèce, l'utilisation du nom commercial découle de la dénomination sociale. Dans le domaine de l'édition, il est en effet courant que le nom de l'éditeur entre dans le titre de la collection éditée et dans la désignation des ouvrages publiés.

Mais que signifie ce principe d'inaliénabilité et d'imprescriptibilité du nom patronymique qu'a retenu la cour d'appel ? Très simplement, puisque la personne physique a sur son nom un droit inaliénable et imprescriptible, il en résulte que le nom est la propriété de la personne physique qui a le droit de le défendre contre toute usurpation ou tout usage par un tiers.

Néanmoins, si ce principe est indiscutable en droit civil, il doit être nuancé en droit commercial compte tenu de ce que le nom patronymique (ou nom de famille) peut être utilisé dans une dénomination sociale et devenir un nom commercial lorsque le commerçant exerce son activité sous cette appellation.

Ainsi, si la décision de la cour d'appel tient compte du droit qu'a toute personne physique sur son nom, elle néglige celui qui appartient à toute personne morale sur sa dénomination sociale.

Face à cette décision, la société "Editions Bordas" a donc décidé de se pourvoir en cassation.

 

Le problème de droit

La Cour de cassation devait répondre à la question suivante : l'utilisation du nom d'un associé dans la dénomination sociale d'une société ou en tant que nom commercial peut-elle subsister lorsque l'associé retire son consentement ?

 

La solution de l'arrêt Bordas

Dans son arrêt Bordas, la Cour de cassation a cassé l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris, autorisant ainsi la société "Editions Bordas" à continuer d'utiliser le nom "Bordas" dans sa dénomination sociale ou en tant que nom commercial.

La Cour de cassation a d'abord affirmé dans un attendu de principe que "le principe de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité du nom patronymique, qui empêche son titulaire d'en disposer librement pour identifier au même titre une autre personne physique, ne s'oppose pas à la conclusion d'un accord portant sur l'utilisation de ce nom comme dénomination sociale ou nom commercial". Ce faisant, alors que la cour d'appel avait fait primer le principe d'inaliénabilité et d'imprescriptibilité du nom patronymique, la Haute juridiction a rappelé que ce principe ne s'opposait pas à ce que des contrats puissent régir son usage commercial.

Il faut effectivement remarquer que l'arrêt Bordas est notamment rendu au visa de l'ancien article 1134 du Code civil, aujourd'hui article 1103 du Code civil qui dispose que "les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits". Cet article est le siège du principe de force obligatoire du contrat, et de son corollaire le principe d'intangibilité du contrat. En application du principe d'intangibilité, il est impossible de modifier ou rompre le contrat à l’initiative d’une seule partie (article 1193 du Code civil).

Or en l'espèce, le nom "Bordas" avait été inséré dans les statuts signés par l'intéressé. Dès lors, M. Bordas avait implicitement consenti à l'inclusion de son nom dans la dénomination sociale de la société et, en application de l'ancien article 1134 du Code civil, ne pouvait pas unilatéralement mettre fin à cette autorisation.

C'est pourquoi dans cet arrêt, la Cour de cassation considère que le nom "Bordas" constitue « un signe distinctif qui s'est détaché de la personne physique qui le porte, pour s'appliquer à la personne morale qu'il distingue et devenir ainsi un objet de propriété incorporelle ». Autrement dit : si le nom n'est pas cessible en droit civil, il l'est en droit commercial, et le nom "Bordas" en tant que nom commercial constitue un des éléments incorporels du fonds de commerce.

Est ainsi affirmée l’interdiction pour le porteur du nom ayant autorisé l’usage commercial de son nom de révoquer unilatéralement son engagement, cette cession étant définitive et irrévocable, alors même que ledit porteur du nom aurait cessé de diriger l'entreprise.

Et il faut remarquer que l'autorisation d'utilisation du nom ne nécessite pas un consentement exprès ; l'accord peut être tacite, en témoigne cette affaire Bordas dans laquelle M. Bordas avait simplement signé les statuts qui comportaient l'indication de la dénomination sociale. En définitive, l'arrêt Bordas consacre une véritable présomption de cession du nom à titre de dénomination sociale.

Cette solution nous semble devoir être approuvée en ce qu'elle permet la stabilité du commerce. En effet, dans le cas d'une entreprise qui s'est faite connaître et a développé une clientèle sous un certain nom commercial, un changement d'appellation pourrait porter préjudice à l'exploitation commerciale de cette entreprise.

 

La portée de l'arrêt Bordas

La solution de l'arrêt Bordas a été critiquée par une partie de la doctrine puisqu'elle revient à « interpréter la simple autorisation donnée par un dirigeant de société d'insérer son patronyme dans la dénomination sociale, sans autre précision, comme un transfert pur, simple, définitif et gratuit des droits sur son nom à la société par une activité économique déterminée, même lorsqu'il aura cessé d'exercer un certain contrôle sur cette société » (JCP 1985. II. 20400, concl. Montanier et note Bonet).

Pour autant, la reconnaissance par l'arrêt Bordas d'un droit subjectif patrimonial de la société sur sa dénomination a été confirmée par des décisions ultérieures (Cass. com., 16 juin 1987, n° 85-18.879, Maisonneuve ; Cass. com., 6 mai 2003, n° 00-18.192, Ducasse). Plus encore : cette solution a été renforcée par l'arrêt Petrossian (Cass. com., 13 juin 1995, n° 93-14.785) qui a affirmé que le droit d'utiliser le nom est non seulement irréversible, mais est aussi exclusif. Autrement dit : le porteur du nom qui a consenti à cette utilisation par une société ne peut plus utiliser le nom dans le secteur économique considéré, même associé à son prénom.

Par ailleurs, l'affaire Bordas pouvait laisser penser que le consentement donné à l'inclusion de son nom dans la dénomination sociale s'étendait au dépôt d'une marque. Mais la jurisprudence ne l'admet pas lorsque le nom de l'associé est notoirement connu : "le consentement donné par un associé fondateur dont le nom est notoirement connu, à l'insertion de son patronyme dans la dénomination d'une société exerçant son activité dans le même domaine, ne saurait, sans accord de sa part et en l'absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services" (Cass. Com. 6 mai 2003, n° 00-18.192, Ducasse). Il s'agit d'éviter que l'associé soit dessaisi du droit de tirer profit de la notoriété qu'il a donnée à son nom, cette notoriété existant avant son inclusion dans la dénomination sociale de la société. En outre, la jurisprudence a précisé que la notoriété du nom de l'associé devait être nationale, et non pas seulement régionale, pour que celui-ci puisse s'opposer au dépôt par la société de son nom à titre de marque (Cass. Com, 24 juin 2008, Beau).


L'arrêt Bordas en vidéo

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    Très intéressant.j’aime beaucoup vos fiches

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