Commentaire de l’arrêt Perruche

Par Maxime Bizeau, Avocat de formation, diplômé de l'école d'avocats du Barreau de Paris

arrêt perruche

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L’arrêt Perruche est sans doute l’un des arrêts qui a fait couler le plus d’encre. Il s’agit d’un arrêt rendu le 17 novembre 2000 par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation au sujet de l’éventuelle réparation du préjudice engendré par la naissance d’un enfant handicapé. Son impact médiatique a été très important et les critiques ont rapidement plu sur cet arrêt, tant de la part des juristes que des philosophes, médecins, journalistes…

Les faits étaient les suivants : Une femme enceinte pense être atteinte de la rubéole. Elle décide de faire des tests auprès d’un médecin et d’un laboratoire d’analyses médicales. Après la phase de tests, le médecin lui assure qu’elle est immunisée contre la maladie, qu’elle ne présente que de « simples traces d’une rubéole, insusceptibles d’affecter l’enfant à naître ». La femme enceinte prend donc la décision de ne pas interrompre sa grossesse. Finalement, elle donne naissance à un enfant lourdement handicapé qui présente les symptômes de la rubéole.

Les parents assignent alors en responsabilité le médecin et le laboratoire d’analyses médicales. Selon eux, le mauvais diagnostic effectué par le médecin et le laboratoire les a empêché d’interrompre la grossesse avant son terme. La particularité de leur demande tient au fait qu’ils demandent réparation non seulement de leur propre préjudice (d’avoir un enfant handicapé), mais également du préjudice subi personnellement par leur enfant (d’être né handicapé). Dans un arrêt du 17 décembre 1993, la Cour d’appel de Paris ne fait pas droit à la totalité de leur demande ; elle énonce que seul le préjudice subi par les parents doit être réparé. Selon les juges du fond, le préjudice subi par l’enfant n’a pas à être indemnisé puisque le handicap étant déjà existant avant les diagnostics, il n’a pas été causé par l’erreur du médecin. Mais la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 mars 1996, casse cet arrêt au motif qu’il a refusé de réparer le préjudice subi par l’enfant. C’est pourquoi l’affaire est renvoyée devant une seconde cour d’appel, la Cour d’appel d’Orléans. Le 5 février 1999, la Cour d’appel d’Orléans rend sa décision ; elle considère, au même titre que la Cour d’appel de Paris, que le préjudice de l’enfant n’a pas à être indemnisé. Le litige est donc renvoyé une nouvelle fois à la Cour de cassation.

Ainsi, dans l’affaire Perruche, deux thèses s’opposent. D’une part, les parents considèrent que les fautes commises par le médecin et le laboratoire les ont empêché d’interrompre la grossesse et, par conséquent, que ces fautes sont la cause du préjudice subi par leur enfant en ce qu’il est né handicapé. D’autre part, les cours d’appel soutiennent que l’enfant n’a pas subi un préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises (le handicap n’étant pas directement causé par les fautes mais par la rubéole transmise par sa mère).

Mais au-delà même de la question du lien de causalité, la question qui était posée à la Cour de cassation était plus vaste : Le fait d’être né handicapé constitue-t-il un préjudice indemnisable ? Un enfant né handicapé peut-il être indemnisé du fait de sa naissance ?

Le 17 novembre 2000, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, met fin au débat. Elle rend un arrêt qui restera dans les mémoires comme l’arrêt Perruche. Selon la Cour, les fautes commises par le médecin et le laboratoire ont bien empêché la mère de procéder à une interruption volontaire de grossesse « afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap ». Dès lors, ce dernier peut être indemnisé de son préjudice résultant de ce handicap.

Ainsi, il ressort de l’arrêt Perruche que la naissance d’un enfant handicapé constitue un préjudice indemnisable tant pour les parents que pour l’enfant lui-même (I). Il s’agit d’un arrêt critiquable moralement mais viable juridiquement (II).

 

I) L’arrêt Perruche : La naissance, un préjudice indemnisable pour les parents et pour l’enfant

 

L’arrêt Perruche consacre la naissance d’un enfant handicapé comme un préjudice pouvant faire l’objet d’une indemnisation, tant pour les parents (A) que pour l’enfant lui-même (B).

 

A) La naissance, un préjudice indemnisable pour les parents

Dans l’affaire Perruche, les parents agissent sur le fondement de la responsabilité contractuelle. Ils soutiennent que le médecin et le laboratoire d’analyses médicales ont commis des fautes contractuelles à l’origine de leur préjudice.

Effectivement, un contrat lie d’une part, les parents, et d’autre part, le médecin et le laboratoire ; les premiers ont demandé aux derniers de rendre un diagnostic à propos d’un éventuel risque de maladie pour le futur enfant.

Conformément au droit de la responsabilité civile en matière médicale, les parents devaient donc prouver la faute du médecin et du laboratoire pour engager leur responsabilité (article L. 1142-1, I du Code de la santé publique). A cet égard, la faute est généralement appréciée de manière large par la jurisprudence. Ainsi, une erreur de diagnostic, ou une maladresse (Cass. Civ. 1ère, 20 janv. 2011) peuvent constituer une faute susceptible d’engager la responsabilité du professionnel de santé.

En l’espèce, le médecin et le laboratoire ont bel et bien commis une erreur de diagnostic en ce qu’ils ont assuré à la future mère que son enfant ne serait pas affecté par la rubéole. Ce diagnostic est à l’origine de la décision de la mère de ne pas procéder à une interruption volontaire de grossesse et donc de la naissance de l’enfant handicapé.

En conséquence, il n’est pas étonnant que la Cour d’appel de Paris, ainsi que les autres juridictions qui ont suivi l’affaire, aient retenu la faute du médecin et du laboratoire et, partant, aient accepté d’accorder une indemnisation aux parents du fait de leur préjudice. Il semble effectivement clair (et cela n’est pas contesté) que le fait que l’enfant soit né handicapé constitue un préjudice pour les parents.

En réalité, l’originalité de l’arrêt Perruche n’est pas là. Elle réside bien davantage dans l’indemnisation de l’enfant lui-même.

 

B) La naissance, un préjudice indemnisable pour l’enfant lui-même

Dans l’affaire Perruche, les parents ne se contentent pas de demander indemnisation pour leur propre préjudice. Ils agissent également au nom de leur enfant, afin que ce dernier obtienne indemnisation du fait du préjudice résultant de son handicap.

Sur ce point, aussi bien la Cour d’appel de Paris que la Cour d’appel d’Orléans avaient considéré que le préjudice subi par l’enfant n’était pas en relation de causalité avec les fautes du médecin et du laboratoire. Par conséquent, elles avaient refusé d’accorder une indemnisation à l’enfant.

L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt Perruche, prend le contre-pied de ces décisions en affirmant que puisque les fautes du médecin et du laboratoire ont empêché la mère d’interrompre sa grossesse et sont donc à l’origine de la naissance de l’enfant, ce dernier peut obtenir réparation de son préjudice résultant de son handicap et causé par lesdites fautes.

Il n’est pas inutile de le rappeler : ni les fautes du médecin et du laboratoire, ni le préjudice subi par l’enfant du fait de son handicap, n’étaient contestés. Le débat portait très clairement sur l’existence d’un lien de causalité ou non entre les fautes et le préjudice de l’enfant.

A ce titre, si le préjudice de l’enfant est constitué par son handicap, il est clair que ce dernier n’est pas directement causé par les fautes du médecin et du laboratoire. Il résulte simplement de l’action du virus de la rubéole contracté par la mère, sur le foetus.

En réalité, la Cour de cassation crée avec l’arrêt Perruche un nouveau poste de préjudice indemnisable : la naissance. C’est bien la naissance qui est directement causée par les fautes du médecin et du laboratoire (l’interruption volontaire de grossesse n’ayant pas pu avoir lieu). C’est donc la naissance en tant que telle qui constitue un préjudice et qui est indemnisée.

Pour autant, ce n’est pas ce que dit la Cour dans son attendu de principe. Cette dernière énonce en effet que le préjudice de l’enfant résulte du handicap. On comprend bien qu’il eût été difficile pour la Haute Juridiction d’affirmer haut et fort que le préjudice consistait dans le fait de vivre avec le handicap, et donc dans la naissance en elle-même. Mais il n’en demeure pas moins que la formule employée par la Cour est trompeuse et contribue à l’absence de clarté de sa décision.

 

L’arrêt Perruche a été la première décision à reconnaître la naissance comme un préjudice indemnisable pour l’enfant (I). Il s’agit d’une décision critiquable du point de vue de la morale, mais valable du point de vue juridique (II).

 

II) L’arrêt Perruche : Un arrêt critiquable moralement mais viable juridiquement

 

L’arrêt Perruche a été remis en cause et a fait l’objet de vives critiques, justifiées du point de vue de la morale (A). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un arrêt viable du point de vue strictement juridique (B).

 

A) L’arrêt Perruche : un arrêt critiquable moralement

Comme expliqué précédemment, l’arrêt Perruche a été condamné de manière quasi-unanime, tant par les juristes, que par les médecins, philosophes et journalistes. Pour ses détracteurs, la Cour de cassation aurait considéré (de manière implicite) que l’enfant n’aurait pas dû naître et que, par conséquent, certaines vies ne vaudraient pas la peine d’être vécues.

A la suite de l’arrêt, de nombreuses voix se sont élevées pour que soit adopté un « dispositif anti-Perruche ». Ce fut chose faite avec la loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite « loi anti-Perruche ». Cette loi vient s’opposer à la jurisprudence Perruche ; elle affirme en son article premier que « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ». Ce principe a ensuite été codifié par la loi du 11 février 2005 relative aux handicapés et à l’égalité des chances à l’article L. 114-5 du Code de l’action sociales et des familles.

Cet article précise également que : « La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer. Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale. »

Ainsi, pour que l’enfant handicapé puisse être indemnisé de son préjudice, il faut impérativement que la faute médicale soit la cause directe de son handicap ; le simple fait de naître handicapé ne suffit pas pour obtenir une indemnisation. Cette loi s’inscrit donc complètement à contre-courant de l’arrêt Perruche.

Cependant, le 6 octobre 2005, dans des arrêts Draon et Maurice, la Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne la France au sujet de sa loi anti-Perruche. Quelques mois plus tard, la première chambre civile de la Cour de cassation, par trois arrêts du 24 janvier 2006 et un arrêt du 21 février 2006, puis le Conseil d’Etat par un arrêt du 24 février 2006, reprennent le raisonnement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et écartent l’application de la loi anti-Perruche. Ce faisant, les hautes juridictions consacrent l’existence du préjudice de naissance.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Dans une décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, le Conseil Constitutionnel censure la loi anti-Perruche, mais seulement partiellement : si le préjudice de naissance reste indemnisable si l’action en justice a été intentée avant l’entrée en vigueur de la loi anti-Perruche, ce n’est plus le cas si l’action en justice a été intentée après l’entrée en vigueur de la loi. Dans ce cas-là, le préjudice du seul fait de la naissance ne pourra pas être indemnisé. Le Conseil sonne ainsi le glas de l’arrêt Perruche.

Mais si l’arrêt Perruche a fait l’objet de nombreuses critiques et a donné lieu à un contentieux abondant, il reste que cette décision peut se justifier d’un point de vue juridique.

 

B) L’arrêt Perruche : un arrêt viable juridiquement

On se souvient que d’un point de vue strictement juridique, le débat dans l’affaire Perruche était le suivant : existe-t-il un lien de causalité entre la faute médicale et le préjudice de l’enfant ?

A ce sujet, il est bon de rappeler que deux théories différentes permettent d’apprécier l’existence d’un lien de causalité : la théorie de la causalité adéquate et la théorie de l’équivalence des conditions. Selon la théorie de la causalité adéquate, il n’existe qu’une seule cause génératrice du préjudice. Mais selon la théorie de l’équivalence des conditions, il faut considérer que chaque élément qui a participé à la réalisation du préjudice en est une cause. Il s’agit d’une conception plus large du lien de causalité.

La jurisprudence n’a pas tranché entre ces deux théories. Elle les utilise donc toutes les deux, au cas par cas.

En l’espèce, on peut considérer que l’Assemblée Plénière a appliqué la théorie de l’équivalence des conditions. Certes la faute médicale n’a pas directement causé le préjudice résultant du handicap de l’enfant. Ce préjudice est avant tout causé par la rubéole. Toutefois, la faute médicale, en ce qu’elle a empêché la mère d’interrompre sa grossesse, a participé à la réalisation du préjudice. La théorie de l’équivalence des conditions permet donc de retenir que la faute médicale est une cause du préjudice et peut donner lieu à indemnisation.

Dès lors, l’arrêt Perruche se justifie au regard du droit positif. La Cour de cassation n’avait pas nécessairement, comme l’ont fait les deux cours d’appel, à appliquer la théorie de la causalité adéquate. Elle pouvait tout à fait baser son raisonnement sur la théorie de l’équivalence des conditions.

En outre, la réparation du préjudice de l’enfant, si elle peut choquer de prime abord, apparaît au final bienvenue. En effet, en présence d’un dommage corporel, la fonction de la réparation est de permettre à la victime de retrouver une vie aussi normale que possible. En accordant une indemnisation à l’enfant, la Cour ne prétend donc absolument pas que ce dernier n’aurait pas dû vivre. Elle cherche simplement à limiter les conséquences de la faute médicale en l’aidant à vivre une vie aussi normale que possible, malgré son handicap.

 

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    Merci beaucoup pour le travail
    C’est génial

  • Alexandre dit :

    Merci pour ton article, très éclairant.

    • MaximeBizeau dit :

      Bonjour Alexandre,
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