L’arrêt Huard du 3 novembre 1992

Par Maxime Bizeau, Avocat de formation, diplômé de l'école d'avocats du Barreau de Paris

arrêt Huard

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Avant de nous intéresser à l’arrêt Huard (Cass. Com., 3 novembre 1992, n° 90-18.547), il convient d’en préciser le contexte.

Le 6 mars 1876, dans le célèbre arrêt Canal de Craponne (Cass. Civ., 6 mars 1876), la Cour de cassation avait rejeté l’application de la théorie de l’imprévision en droit des contrats. Concrètement, elle avait refusé de reconnaître au juge la possibilité de modifier le contrat en cas de changement de circonstances, imprévisible lors de la conclusion du contrat et entraînant un déséquilibre dans son exécution.

Cet arrêt fut toutefois critiqué par une partie de la doctrine, favorable à la révision pour imprévision.

Par exemple, dès 1927, Josserand affirmait qu’il peut y avoir révision du contrat en présence d’évènements « inattendus – véritables circonstances extraordinaires – qui ont surgi depuis leur conclusion et qui sont venus fausser brutalement l’économie de la combinaison, brutalement désaxée » (De l’esprit des droits et de leur relativité, 1927, Dalloz, no 120).

De même, en 1931, Demogue considérait que la révision pour imprévision devait pouvoir être appliquée par le législateur au nom de la justice contractuelle. Selon lui, « par le contrat, les personnes s’associent pour leur intérêt commun », de sorte que, « en face des circonstances nouvelles, il faut le répéter : le contrat qui est chose vivante ne peut être absolument rigide » (Demogue, Traité des obligations en général, t. 6, 1931, A. Rousseau, nos 632 s. spéc. no 637).

Pour autant, la Cour de cassation, dans différents arrêts, maintenait son opposition à la révision pour imprévision (Cass. Civ. 15 novembre 1933, Gaz. Pal. 1934. 1. 68 ; Cass. Com. 18 janvier 1950, D. 1950. 227). En 1979, elle avait notamment rappelé que « les juges ne peuvent, sous prétexte d’équité ou pour tout autre motif, modifier les conventions légalement formées entre les parties » (Cass. Com. 18 décembre 1979, no 78-10.763, Bull. civ. IV, no 339).

Mais à partir du début des années 1990, certains arrêts de la Cour de cassation ont pu indirectement rééquilibrer des contrats déséquilibrés par un changement de circonstances.

L’arrêt Huard, que nous allons analyser dans la suite de cet article, en fait partie.

 

Les faits de l’arrêt Huard

En 1970, M. Huard avait conclu un contrat avec une société pétrolière pour une durée de 15 ans.

En vertu de ce contrat, M. Huard était distributeur agréé de la société pétrolière.

Jusqu’en 1982, les prix de vente des produits pétroliers au détail étaient fixés par les pouvoirs publics.

Mais en 1983, ces prix de vente furent libérés par différents arrêtés, qui autorisèrent les distributeurs à consentir des rabais par rapport au prix plancher fixé par les pouvoirs publics.

Naturellement, une forte concurrence sur les prix découla de cette libération.

Pour permettre à M. Huard de faire face à cette concurrence, la société pétrolière lui proposa de devenir mandataire, de sorte qu’elle puisse fixer elle-même le prix du carburant. M. Huard refusa afin de rester maître de ses prix.

Ses ventes continuèrent toutefois de subir une forte baisse.

Se plaignant de ce que la société pétrolière ne lui avait pas donné les moyens de pratiquer des prix concurrentiels, M. Huard décida de l’assigner en justice. Il réclamait le paiement de dommages-intérêts en réparation de son préjudice causé par le refus de la société pétrolière de baisser ses prix sur le carburant.

 

La procédure

Le 31 mai 1990, la Cour d’appel de Paris donne raison à M. Huard, et lui accorde la somme de 150.000 francs à titre de dommages-intérêts. Elle justifie sa décision sur le fondement de la bonne foi.

En particulier, la cour d’appel relève que le contrat contenait une clause d’approvisionnement exclusif et que le prix de vente appliqué par la société pétrolière à M. Huard était supérieur à celui auquel elle vendait les mêmes produits au consommateur final par l’intermédiaire de ses mandataires.

Elle considère que la société pétrolière s’était engagée à maintenir M. Huard dans son réseau, et que ce dernier n’était pas tenu de renoncer à son statut de distributeur agréé pour devenir mandataire comme elle le lui proposait.

Ainsi, elle aurait dû approvisionner M. Huard à un prix inférieur au prix pratiqué. C’est pourquoi la cour d’appel juge qu’en privant M. Huard de la possibilité de pratiquer des prix concurrentiels, la société pétrolière n’avait pas exécuté le contrat de bonne foi.

La société pétrolière décide de se pourvoir en cassation.

 

Les thèses en présence

La société pétrolière soutient qu’elle a effectivement exécuté le contrat de bonne foi et qu’elle n’a donc pas commis de faute contractuelle. Selon elle, le fait de n’avoir pas renégocié le contrat avec M. Huard ne peut constituer une violation de ses obligations contractuelles car aucune clause du contrat ne lui imposait explicitement de renégocier le contrat.

Elle considère également qu’elle ne peut être tenue pour responsable du préjudice subi par M. Huard car ce préjudice trouve sa source dans une cause étrangère qui ne peut lui être imputée.

 

Le problème de droit

La Cour de cassation devait donc répondre à la question suivante : un contractant commet-il une faute à se borner à exécuter ses obligations, sans renégocier le contrat pour offrir à son cocontractant la possibilité de bénéficier d’une mise en œuvre utile de ce contrat ?

 

La solution de l’arrêt Huard

Dans son arrêt Huard du 3 novembre 1992, la Cour de cassation rejette le pourvoi.

Elle approuve la cour d’appel d’avoir décidé qu’en privant M. Huard des moyens de pratiquer des prix concurrentiels, la société pétrolière n’avait pas exécuté le contrat de bonne foi. Puisque les circonstances économiques avaient changé de manière imprévue, la société pétrolière aurait dû renégocier le contrat de distribution.

Ainsi, l’arrêt Huard reconnaît l’existence d’une faute contractuelle dans le fait de n’avoir pas renégocié le contrat, en l’absence de toute clause contractuelle en ce sens.

Cet arrêt s’inscrit donc en opposition à l’arrêt Canal de Craponne de 1876 qui, on le rappelle, avait jugé que le fait que les circonstances économiques aient changé de manière imprévue ne peut justifier une révision du contrat.

S’il s’agit d’un assouplissement à la jurisprudence Canal de Craponne, il ne faut pas pour autant y voir une consécration de la théorie de l’imprévision en matière contractuelle.

D’abord, dans l’affaire Canal de Craponne, le changement de circonstances économiques était dû à un évènement extérieur aux parties. Or, en l’espèce, le changement de circonstances économiques était imputable à l’un des contractants, la société pétrolière, qui vendait auprès des consommateurs finaux à un prix inférieur à celui pratiqué auprès de M. Huard.

Ensuite, dans cet arrêt Huard, la Cour de cassation n’accorde en aucun cas au juge la possibilité de réviser le contrat. Elle reconnaît seulement une obligation de renégociation du contrat, fondée sur la bonne foi, pour l’un des contractants.

La portée de l’arrêt Huard est donc limitée.

 

La portée de l’arrêt Huard

Dans la lignée de l’arrêt Huard, l‘arrêt Chevassus-Marche du 24 novembre 1998 (Cass. com., 24 novembre 1998, n° 96-18.357) a jugé que manque à son obligation de loyauté et à son devoir de mettre son cocontractant en mesure d’exécuter son mandat, le mandant qui ne prend pas des mesures pour permettre à son cocontractant en difficulté de pratiquer des prix concurrentiels.

On retrouve donc la même idée que dans l’arrêt Huard.

Toutefois, on ne pouvait pas déduire de ces arrêts l’existence d’une obligation générale de renégocier les contrats déséquilibrés sur le fondement de la bonne foi. En effet, par ces deux arrêts, la Cour de cassation a simplement sanctionné un contractant qui refusait délibérément d’aider son cocontractant à sortir des difficultés économiques qu’il avait contribué à provoquer. En d’autres termes, la Haute Juridiction imposait une obligation de renégociation du contrat dès lors que le changement de circonstances économiques procédait de l’un des contractants, et non d’un évènement extérieur à leur volonté.

L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations est venue clarifier les choses. Aujourd’hui, l’article 1195 du Code civil issu de la réforme dispose que :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

 En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »

Ainsi, si les parties ne parviennent pas à s’entendre dans un délai raisonnable, une seule d’entre elles peut saisir le juge pour obtenir la révision du contrat.

C’est la consécration de la théorie de l’imprévision en droit des contrats. La solution dégagée dans l’arrêt Canal de Craponne est abandonnée : aujourd’hui, si les parties n’ont pas trouvé de solution amiable, le juge peut réviser le contrat en cas de déséquilibre contractuel induit par un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat.

 

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